Alexandre Stachtchenko
Co-fondateur Blockchain Partner - Directeur Blockchain & Cryptos chez KPMG France

Bonjour Alexandre, pourrais-tu s’il te plaît présenter ?
Après une classe préparatoire, j’ai intégré l’ESCP en 2013.
Au cours de mon stage de césure en 2015, je travaillais au sein d’un cabinet de conseil, Azzana Consulting, spécialisé sur l’innovation autour des moyens de paiements et de la gestion de la trésorerie.
C’est dans ce cadre que j’ai (re) découvert Bitcoin, et surtout Ethereum, qui sortait au même moment.
Qu’est ce qui t’a poussé à t’intéresser au Web 3 ? Et pourquoi ?
2015 est une année charnière. Lorsque j’ai découvert Ethereum et que je me suis intéressé aux cryptoactifs, j’ai alors décidé de creuser le sujet.
Cette même année, mes futurs associés et moi, avons créé un média : Blockchain France. Ce média a été transformé en entreprise, puis, à la suite d’une fusion avec une autre société, a changé de nom en 2017 pour s’appeler Blockchain Partner.
L’entreprise avait pour objectif d’accompagner les entreprises dans la définition et la mise en place de leur stratégie blockchain et crypto via notamment trois axes :
i) Pédagogique : conférences et formations aux enjeux et usages des blockchains et du web décentralisé ;
ii) Stratégique : workshops (aide à l'identification de cas d’usage), études, « due diligences » ;
iii) Technique : proof of concept, MVP, mises en production, audits de sécurité.
En 2020, avant le covid, nous étions une équipe d’une vingtaine de personnes et en 2021, nous avons intégré KPMG.
En parallèle, on a créé une association, l’Adan (L’association pour le développement des actifs numériques) qui a 3 objectifs principaux :
- Ancrer les problématiques numériques dans le paysage politique français pour 2022 ;
- Renforcer la compétitivité de l’industrie française ;
- Créer un environnement européen favorable aux cryptoactifs.
Pour toi, c’est quoi le Web 3 ?
Pour moi le concept de Web 3 est avant tout un outil pédagogique qui facilite la compréhension des changements en cours.
On a eu le temps de la lecture avec le Web 1, celui de la lecture - écriture avec le Web 2, et maintenant, avec le Web 3, l’ère de la lecture - écriture - possession.
Aujourd’hui, l’on ne possède sur Internet que lorsque l’on détient de la crypto. Les cryptos actifs sont un véritable « back end » universel : il n’existe qu’un seul silo où l’on met tous les actifs.
Pour autant, je suis moins emballé par le metaverse avec des « gameplays » aujourd’hui inexistants et des expériences virtuelles assez limitées. Les mondes virtuels existent déjà depuis 25 ans, et j’en suis d’ailleurs très friand, étant un amoureux de jeux vidéo. Mais pour l’instant, l’exploitation de cette capacité à « posséder » dans des univers virtuels n’est pas encore exploitée correctement.
Pour autant, chez KPMG on traite des sujets liés au metaverse même si on est plutôt critiques lorsqu’on est contactés à ce sujet. Nous prévenons d’ailleurs nos clients que le risque lié à un bad buzz, pour avoir créé un produit « innovation washing », est réel.
Ce qui me frustre, c’est quand certains clients, y compris financiers, succombent à la hype « Metaverse » mais ne veulent pas entendre parler de cryptos qui sont pourtant beaucoup plus réelles et urgentes pour eux.
Aujourd’hui, les cryptos représentent un marché de 1 000 milliards de $, et 300 millions de personnes en possèdent dans le monde.
Pourrais-tu stp nous parler ton rôle chez KPMG ?
Je suis directeur blockchain et cryptos, sur la France majoritairement.
Concrètement, mon pôle gère les activités cryptos. Nous sommes environ une vingtaine de personnes dédiées aux cryptos.
Nos clients sont très différents : aussi bien le luxe que le retail ou encore les institutions bancaires.
La natures de nos missions est également variable selon les problématiques et besoins des clients : de la stratégie, à la feuille de route ou benchmark de marché jusqu’à l’accompagnement dans la réalisation d’un projet cryptos.
On n’est pas là pour mettre du NFT et de la blockchain partout, on est là pour apporter du sens et comprendre les enjeux stratégiques.
Cela nous arrive de conseiller de ne pas faire de cryptos, quand ça n’a pas d’utilité.
En quoi le Bitcoin / les crypto-monnaies constituent-ils un enjeu géopolitique majeur ?
Pour comprendre cela, il faut d’abord revenir sur le fond du sujet.
Ce qui a permis l’optimisation des services financiers (cartes bancaires, virements, prélèvements, paiements sans contact...) on l’attribue à la bancarisation.
Il y a 50 ans, il y avait 6 millions de comptes bancaires pour 45 millions d’habitants : un taux de bancarisation très faible en somme. Aujourd’hui, ce taux est de 99% en France. Tout le monde a un compte bancaire, alors que presque personne n’en avait il y a un demi-siècle.
La raison qui explique cela, c’est principalement que l’irruption de l’informatique moderne a permis de gérer très efficacement l’information, la tenue de compte, la gestion de registre mais qu’elle était incapable de gérer de la rareté ou de la valeur en ligne.
En d’autres termes, pour profiter des avantages de la numérisation dans les services financiers, il fallait se bancariser au préalable. Avec comme conséquence majeure que nous supportons tous dorénavant les risques de ce nouvel intermédiaire incontournable qu’est la banque : censure, contrôle, faillite ou défaut, etc.
Ce qui est intéressant avec bitcoin, c’est que la numérisation est possible sans bancarisation. Bitcoin est le premier « actif » numérique, au sens où chacun peut le posséder sans tiers. Il est incensurable et utilisable par tous, sur tout le globe.
Plus besoin d’une banque, d’un acteur tiers. C’est un véritable bouleversement monétaire, financier et géopolitique, en particulier dans la situation actuelle, où les monnaies sont en perte de confiance, et où les saisies d’avoirs, y compris pour des motifs politiques (l’or du Venezuela par la Banque d’Angleterre ou encore plus récemment l’argent de la Banque Centrale de Russie par les Américains).
Dans une situation aussi inédite, même nos certitudes sont ébranlées : l’or a diminué de 13% depuis la guerre en Russie alors que c’est lavaleur refuge par excellent depuis plusieurs millénaires ! À l’inverse le dollar américain, fondé sur absolument rien si ce n’est la confiance dans la Banque Centrale Américaine et les Etats-Unis en général, se renforce. Et ce, alors même que les Etats-Unis n’ont jamais été autant endettés, et que la situation économique est précaire.
Par conséquent, si l’on se projette à moyen et long terme, les concurrents et les différents États chercheront une alternative au dollar : le bitcoin offre cette possibilité-là.
Les cryptos apparaissent comme un enjeu monétaire et politique stratégique ces prochaines années : on l’a vu avec l’Iran qui a autorisé le règlement des importations en bitcoin, par exemple ou le Salvador qui en a fait sa monnaie nationale.
En géopolitique, et en particulier quand on fait de la « realpolitik », le sujet n’est pas la morale : le sujet c’est qu’il y a des rapports des forces et qu’il faut pouvoir se préparer à affronter cela.
Tu penses quoi du e-euro ?
Si je paraphrase De Gaulle : « l’euro numérique est une monnaie d’avenir et ça le restera toujours. » Concernant l’euro-numérique : on n’a ni de définition sur ce que c’est, ni nous ne savons comment cela fonctionnera et quelle sera sa valeur ajoutée par rapport à l’euro.
L’euro est déjà numérique. Il faut revenir au concept d’incensurabilité.
Aujourd’hui, l’argent qui dort sur un compte bancaire n’est qu’une dette. C’est de l’argent que la banque vous doit, théoriquement. Quand on a « bancarisé » l’argent, tout ce que l’on possède est de la dette ; on a donné les clés du coffre-fort à un intermédiaire qui peut nous laisser ouvrir le coffre… Ou pas ! C’est d’ailleurs ce qui se passe en ce moment au Liban.
Même en France, il peut arriver à une banque de s’interposer et de ne pas autoriser une dépense qu’un client souhaiterait faire. Celles et ceux qui ont voulu acheter des cryptos ces dernières années en ont souvent fait les frais.
Pour revenir sur l’Euro numérique : soit on continue sur de la monnaie de registre (ce qu’on fait déjà), dans le meilleur des cas, cela va optimiser les transactions de coûts et de délais. Soit c’est de la monnaie numérique de détail : on retrouve l’incensurabilité de l’argent liquide et on fait ce qu’on veut. Sauf que personne n’en veut de cette incensurabilité ; l’ambiance générale est plutôt au contrôle.
Conclusion : je ne crois pas vraiment à cette solution puisque, concrètement, ça veut dire que la BCE doit s’auto court-circuiter.
Les banques centrales en ont fait un enjeu de la communication, pour montrer qu’elles ne restent pas inactives face aux cryptos et aux initiatives privées, comme Libra.
Que penses-tu du krach des cryptos ?
Franchement je m’en fous. Tant mieux que ça crash au moins ça purge. Ça fait 50 fois que j’entends que le bitcoin est mort.
Je ne suis pas un trader. Je suis focalisé sur les fondamentaux, en l’occurrence ils sont bons. Après, je ne maîtrise pas le contexte macroéconomique. Bien sûr qu’il y a une part de croyance, et bien sûr que je ne peux pas prédire si ça va marcher ou pas.
Mon analyse de la situation me fait penser que c’est l’avenir.
Ma conviction sur le sujet des cryptos c’est que le bitcoin créé de la confiance car on ne peut pas y toucher.
Comment vois-tu la place des cryptos dans la vie des gens à échelle de 5 ans ?
L’adoption des cryptos est et sera différente selon les zones géographiques.
Hors guerre nucléaire, toute chose égale par ailleurs, les zones qui sont déjà bancarisées vont soit changer de type d’intermédiaire soit rester chez les mêmes intermédiaires.
En France par exemple, on achète des cryptos comme actif de diversification alors qu’en Turquie avec une inflation à 80%, les cryptos ont une pénétration plus importante, y compris comme moyen de paiement.
L’adoption massive viendra via l’investissement mais selon moi, il restera des intermédiaires. Tout comme Internet, on passe par le GAFA pour ses mails. Les gens ont autre chose à faire que de s’éduquer pour savoir monter un serveur pour éviter les intermédiaires. Ils préféreront passer par un tiers de confiance qui le gérera pour eux. Idem avec les cryptos.
Je pense qu’il y aura des nouveaux intermédiaires qui – à l’instar des banques traditionnelles - offriront la possibilité de sortir des cryptos si tu le souhaites et quand tu le souhaites. Mais la grande différence par rapport au système actuel, c’est que si l’on souhaite revenir à de l’autoconservation, on le pourra.
Enfin, n’oublions pas l’importance des traumatismes bancaires comme ce qui se passe actuellement au Liban ou ce qui s’est passé en Grèce. Les individus ne placeront plus jamais leur argent de la même façon au sein des banques. On a l’exemple avec l’Allemagne des années 20 ; 100 ans plus tard, c’est un des pays de l’Union Européenne le plus attaché au cash.
Comment vois-tu la place des cryptos au sein des entreprises à échelle de 5 ans ?
L’adoption côté entreprises sera plus rapide car les avantages sont plus directs et passera principalement par la voie du paiement.
Les contextes locaux et internationaux, le taux de confiance dans les systèmes politiques et financiers influeront bien sûr aussi sur l’adoption des cryptos.
Si l’on prend l’exemple du Salvador ; on a l’impression que le pays est mort quand on lit le journal alors que le taux de bancarisation est de 20% et celui de l’adoption du wallet de 20% (en un an !) soit égal à celui de la bancarisation du pays.
Que penses-tu des critiques sur le Web 3 ?
J’ai un tempérament sceptique et comprends que cela puisse faire peur, et que la plupart des gens soient gavés du « technologisme ».
Chaque année, on a l’impression qu’une nouvelle vague va changer la planète : or, la plupart du temps, ces bouleversements ne concernent qu’une minorité de personnes.
Pour le quotidien d’un Français, la préoccupation majeure reste ce qu’on a dans son portefeuille chaque mois pour vivre.
Ce que je comprends moins en revanche, ce sont les critiques pas informées ou la mauvaise foi de certaines personnes qui défendent un système.
Ma conviction c’est que les cryptos sont un sujet géopolitique et monétaire.
Si on fait un pari de Pascal, on a aucun intérêt à ne pas y aller : au pire on perd un peu d’argent mais en passant à côté on prend le risque de se marginaliser de toute une infrastructure bancaire mondiale qui est en train de se mettre en place.
As-tu un message à faire passer ?
À qui ? Il y a plein de messages.
Tout d’abord, intéresserez-vous : c’est un sujet stratégique.
Deuzio, économisez du temps et ne restez pas bloqués sur ce genre de débat : « la blockchain c’est bien, les cryptos c’est nul ». Avançons.
Ne tombons pas dans un nouveau cycle de malhonnêteté intellectuelle sur le sujet. Il y a une forme de négociation avec le sujet. On perd du temps à ne pas travailler le sujet.
Autre message : le Web 3 créé de nouvelles opportunités en termes d’emplois, de créations de boîtes, de projets : ne vous sentez pas imposteurs notamment les femmes, venez maintenant, osez et pas dans cinq ans.
Notre objectif chez WagmiTrends c’est de démocratiser le Web 3 et de décrypter cette révolution numérique : penses-tu que cela soit possible auprès de tous ?
Est-elle souhaitable ?
Je refais un parallèle avec Internet.
Oui cela doit être un sujet de société car il y a des sujets qui ne sont pas des sujets de techniciens.
Passons aux questions pop ! Quel est ton bouquin de chevet ?
Qu’est-ce qu’une Nation ? Ernest Renan et La France sous nos yeux, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely.
Ton ou tes Film(s) culte(s) ?
Douze Hommes en Colère.
Ta série crush ?
The Rings of Power, étant grand fan de l’univers Tolkien.