Eliza Struthers-Jobin
Artiste génératif / programmeur
✍️ Yacine
🖖 Cher WagmiGang,
Bienvenue dans un nouveau RDV de Know Your Artist !
KYA a pour but de te faire connaître de multiples artistes à travers le globe, les courants artistiques digitaux sous-jacents, et également de te partager leur histoire et leur processus créatif.
Ce format, nous l'avons créé avec Patricia Gloum et Justine Vilgrain, les talentueuses cofondatrices de Braw Haus.
Cette semaine nous te présentons Eliza Struthers-jobin, artiste génératif / programmeur Québécoise qui a élu domicile à Paris.
Dans cette interview, tu découvriras qui est Eliza, quelles sont ses inspirations, son mode de créations.
Tu connaîtras son avis sur la place du Web 3 dans l’art digital, sa vision de l'art numérique d’ici 5 ans, mais aussi ses goûts littéraires, cinématographiques et musicaux.
Bonne lecture de ce nouveau KYA !
Bonjour Eliza, peux-tu te présenter ?
Je suis une artiste originaire de Montréal, actuellement basée à Paris. Je m’appuie sur les technologies émergentes pour créer des installations audiovisuelles interactives qui fonctionnent en temps réel.
Ton origine a-t-elle une influence sur ton travail ?
Je pense que le fait que je vienne du Québec doit nécessairement influer sur mon travail, comme l'ensemble de mes expériences, d’ailleurs.
Elles ont nécessairement une influence sur ce que je fais, car ce sont ces expériences qui font de moi qui je suis. Cela dit, je n'ai vraiment découvert le code et l'art génératif que lorsque je suis arrivé en France.
Avant cela, je travaillais dans la production vidéo en tant que monteuse, productrice et parfois réal. C’était un monde totalement différent.
L’un des aspects les plus difficiles à découpler de mon processus créatif depuis mon basculement vers le code a été justement de ne plus penser mes idées de façon linéaire. Au montage par exemple, bien que l'histoire racontée puisse sauter dans le temps, l’assemblage des différents clips se fait sur une timeline linéaire.
Les clips sont placés les uns après les autres, on part de A et on avance vers Z.
Dans le code, on est plutôt sur une timeline en spirale. C'est en grande partie le fait d'être capable de sortir de ce paradigme de linéarité que j'ai beaucoup aimé dans le génératif, dès mes débuts.
Comment décrirais-tu l'artiste numérique Eliza Struthers-jobin en un mot ?
Curieuse
En quoi l'art numérique est-il important selon toi ? Fait-il une différence dans le monde d'aujourd'hui ?
L'art reflétera toujours l'époque dans laquelle il a été créé. À quel point cette réflexion sera nuancée ou non, sera au choix de l'artiste.
Mais je ne pense pas que l'époque où l'art est créé puisse être vraiment dissociée de l'œuvre. Chaque époque a ses outils, et cela a forcément un impact sur la façon dont nous créons et quoi.
L'art numérique devient alors très important dans le sens qu'il est le produit d’outils les plus révolutionnaires de notre époque. D'autant plus important si nous nous souvenons que l'utilité de l'ordinateur n’a jamais été prévue pour l’art ou quelconque fin créatif/esthétique, mais plutôt pour prendre des questions de guerre et de pouvoir (allez tapez The Différence Engine, Enigma Machine ou encore Colossus dans Google si vous êtes curieux.)
Apprendre à parler la langue des machines (ordinateurs) veut dire que les artistes peuvent détourner l’utilité des ces machines et les mettre au service de l'art.
Tu es un artiste génératif / programmeur, peux -tu nous expliquer ce qu'est l'art génératif ? Comment un programmeur peut-il être un artiste ?
L'art génératif fait référence à toute pratique artistique, que ce soit avec ou sans code, dans laquelle l'artiste crée un processus, tel qu'un ensemble de règles, un programme informatique, une machine ou une autre invention procédurale, qui est ensuite mis en mouvement avec un certain degré d'autonomie contribuant à ou résultant dans une œuvre d'art achevée. On n'a pas besoin de code pour créer de l’art génératif, mais si on est programmeur et qu'on veut se lancer dedans, alors il faut penser au cadre que l’on veut créer dans lequel notre œuvre pourra par la suite se dérouler. Ce cadre, c’est l’algorithme.
Parle-nous de ton processus de travail. Comment t’es-tu intéressée à l'art numérique ?
Je me suis intéressé à l’art numérique pour la première fois autour de 2010 quand un ami m’a montré Processing.
A l’époque, c'était un des seuls outils conçus exprès pour faire le pont entre le code et l’art. J’ai tout de suite trouvé ça incroyable - la promesse étant que tout artiste pourrait, en apprenant Processing, manier l'ordinateur à ses fins créatives sans devoir passer par un logiciel contraignant.
Le code permettrait de créer ses propres outils et œuvres. En particulier, le côté génératif du créative coding m’intriguait, car tout reposerait sur l’idée de configurer une suite de règles (un algorithme) depuis lesquelles l’esthétique ou tout autre parti pris de l’artiste pourrait prendre sa forme. Comme ça serait le code qui exécutera l’œuvre, le travail de l’artiste consisterait plutôt en la création et la curation des règles de l’algorithme.
C’est ça qui m’a accroché. Ça et la vitesse à laquelle la tech change en continu. Les outils évoluent tout le temps, les limites de ce qui est possible deviennent toujours de plus en plus larges… On ne s’en lasse pas.
Quels logiciels utilise-tu ?
Niveau logiciels et technos, je ne suis pas particulièrement spécialisé dans un langage code, ni dans un logiciel de création particulière. Que ce soit Unity, Unreal, Touch Designer ou le browser tout simplement, je vais toujours choisir l’outil/le langage qui me permettra de faire ce que j’ai en tête.
Tout le monde ne travaille pas comme ça, et je comprends - ça peut être très chaotique car on est toujours dans l’apprentissage. Mais j’adore tester et apprendre de nouveaux outils. J’ai aussi la chance d’être sollicité par des marques pour tester leurs nouvelles technos.
Dans de tels cas, je commence plutôt sans idée concrète. Je joue et je tente des trucs jusqu’au moment où je vois que j’ai perdu la notion du temps.
Si ça arrive, c’est que je mets le doigt sur quelque chose d’intéressant, quelque chose à creuser. À partir de ce moment-là, je dézoome sur le projet, et je commence à faire des choix plus intentionnels sur la façon dont l'algorithme fonctionnera.
Qu'est-ce qui t’inspire, te motive ?
Ce qui m’inspire et ce qui me motive, c'est l’expérimentation, et la collaboration. Je suis aussi quelqu’un qui ressent beaucoup, et donc je tente à travers mon travail de faire ressentir quelque chose à ceux qui interagissent avec mon travail.
Quelque chose qui est à la fois un peu déroutant, à la fois familier et invitant. D’où l’emphase sur les textures et le mouvement dans mon travail. J’espère susciter une curiosité chez les gens, aller puiser dans ce sens d’émerveillement enfantin qui existe dans chacun.
As-tu déjà rencontré des difficultés ou des obstacles en tant qu'artiste ?
Etant femme dans le milieu de l’art et dans le milieu du code, je rencontre des obstacles surtout au niveau des jugements sur la valeur de mon travail vis-à-vis celui d’un homme.
C’est bien documenté que dans l’art en général, les femmes sont beaucoup moins reconnues que les hommes. Et dans l’univers du code, c’est souvent pareil.
On nous trouve mignonnes “d’essayer de coder,” etc. Évidemment, ce n’est pas juste dans l’art ou la tech. C’est une attitude qui existe un peu partout - il s'agit de misogynie tout simplement.
Mais si on s’arrêtait à ça, on irait pas très loin. Et pour tout ce que je viens de vous dire là-dessus, la communauté autour du code créatif en particulier, a toujours été (pour moi) une exception vis-à-vis de ces attitudes.
Les gens sont généralement encourageants, et sont assez ouverts en ce qui concerne les galeries/studios/boîtes de prod avec qui ils auraient bossé. Il existe un réseau et une culture de partage autant d’infos que de ressources et de contacts entre artistes, pour éviter autant que possible que les gens se retrouvent dans des situations d’exploitations.
Quelle est ton opinion sur l'art numérique et les NFTs ?
Personnellement, j'ai été vraiment très lente à démarrer avec les NFTs car j’ai vu un tel engouement autour du sujet, tout allait trop vite pour moi.
J’ai préféré attendre, mieux comprendre l’outil, avant de me l’approprier. C’est vrai que les NFT, d’une part, aident à légitimer le travail d’artistes numériques d'une manière qui n'était jusque-là pas possible.
L'espace que nous occupions est déjà et depuis longtemps exploiteur, et ainsi l'instrumentalité des NFT est difficile à ignorer. Après, je ne pense pas qu’il existe une seule réponse aux problèmes qui existent autour de la rémunération et créditer les artistes.
Mais parmi les options existantes, pour le moment les NFTs ne sont pas les pires.
As-tu déjà créé des NFTs ?
J’ai créé quelques NFTS dans le cadre d’événements et d’expos, comme par exemple en Octobre de l’an passé lors d'Art Basel Paris.
J’ai pu travailler étroitement avec fxHash() sur le projet et c’était vraiment positif comme expérience. J’ai aussi des collaborations avec certaines galeries qui prennent les NFTs en main et se chargent de les vendre.
Je ne me vois pas forcément créer des NFTs toute seule et essayer de les vendre, mais on ne sait jamais. Pour le moment, je ne me sens pas d’embarquer dans ce jeu. Je ne me suis jamais senti à ma place dans la vente. Je préfère me focaliser sur la création, et ensuite de collaborer avec des gens qui sont beaucoup plus fort que moi sur le côté commercial.
Selon toi, à quoi ressemblera l'art numérique dans 5 ans ? Comment le vois-tu évoluer ?
Dans 5 ans, c’est difficile de dire à quoi ressemblera l’art numérique. On vient de toucher un moment important dans l’évolution du numérique. Avec l’arrivée des outils d'Open AI entre autres, tels que Dall.e et ChatGPT, il y a beaucoup à décortiquer, expérimenter et comprendre.
On n'a pas encore vu les vraies retombées de ces nouveaux outils, mais je suis certaine qu’ils vont se répercuter de façons diverses et intéressantes.
Quelle importance accorde-tu au Web 3.0 ?
Je ne pense pas qu’il soit primordial pour les artistes (numériques ou non) de se lancer dans le Web 3.0, à moins qu’ils ne soient intéressés par les outils et opportunités que cela représente.
Je ne préconiserai jamais l'utilisation des nouvelles technologies juste pour les utiliser. A moins que la pure curiosité ne vous y ait conduit - ça c'est une autre histoire.
J’adore l’expérimentation, j’adore jouer avec tout ce qu’il y a de nouveau. Mais ce n'est pas nécessaire. Tout le monde n’est pas moi. Là où on trouve sa joie, c'est là où on devrait focaliser son attention.
Tout comme il existe encore des gens qui prennent des photos argentiques, qui préfèrent les vinyls au CD’s ou aux mp3’s, qui préfèrent prendre des notes avec un stylo et une feuille de papier, il existe des gens qui sont et resteront très heureux dans la bulle de la Web 2.0, ou encore de la v.1 du Web (oui, oui, elle existe encore dans quelques recoins du www !).
Personnellement, je suis très ouverte à ce que propose et promet le Web3, mais déclarer que tous les artistes numériques doivent impérativement en faire partie me semble insensé et irresponsable.
En même temps, je dirais à ceux à qui le Web 3.0 fait peur de quand même tenter de trouver leur porte d’entrée car il y en a pleins, et il ne faut jamais refuser quelque chose à cause de la peur.
Quel est ton projet de rêve ?
Ça dépend vraiment du jour ! Mais en ce moment j’ai la grande chance de travailler sur le type de projet dont je rêve depuis que j’ai commencé à coder et c’est de faire un live audiovisuel.
C'est-à-dire réfléchir à une scénographie et créer des visuels audio-réactifs qui tournent en temps réel lors d’une performance. Real-time audio reactive graphics! Depuis plusieurs mois, je collabore étroitement avec un producteur de techno, Maelstrom, et un batteur, Bertrand James, qui se sont réunis sous le nom de RIXES.
Ensemble, on a conçu un show qui visualise les différentes couches de sons produit par le batteur avec son drum kit. Ce dernier étant équipé de capteurs midi permettant de mapper les drums à des sons complètement différents de ceux qu’on aurait l’habitude d’entendre, qu’on envoie aussi à mon ordinateur.
C’était un gros travail sur 9+ mois, en plus des 3 résidences qu’on a pu faire, et j’en suis assez fière. Le projet continue d’évoluer, et on a plein d'idées en tête pour les futures itérations.
Quelles sont tes prochaines étapes ?
Comme on vient de finir le live de RIXES, je vais laisser ça respirer et exister un petit moment. Pour les mois qui viennent, je me focaliserai plus sur la recherche et l’expérimentation sans trop me fixer des buts.
Il y a aussi quelques outils que j’aimerais tester, donc les prochains mois consisteront en ça.
Beaucoup de jeux et de découvertes. Je prépare aussi un workshop que je vais donner a NØ SCHOOL NEVERS cet été, et j’ai quelques collaborations funs en cours mais je ne peux pas encore élaborer la-dessus! Stay tuned!
As-tu un film à recommander ?
Un film que j’ai adoré récemment, c'est Triangle of Sadness de Ruben Östlund. 10/10 je recommande !
Une série préférée ?
Il y en a beaucoup, mais une qui est vraiment restée avec moi, peut être parce que je travaillais moi-même dans un restaurant à une époque, c’est The Bear de Christopher Storer.
Sinon, Severance… tu ne l’oublieras pas facilement.
Ton livre de chevet ?
A Beautiful Question, de Frank Wilczek, qui parle de la logique qui dirige l’univers et la beauté à la base de tout ça.
Peux tu nous partager ta playlist ?
En ce moment, je suis plus dans une phase où j'écoute des mixes que je trouve sur NTS, une radio web de Londres.
Il y en a pour tous les styles, mais j’adore leur Breakfast Show et sinon j’ai récemment découvert Ruby Savage grâce à cette plateforme. Ces mixes sont trop bien.